Par Marie Josée Bourgeois
4 novembre 2024
Sur les traces de Talbot Papineau, héros de Passchendaele
Le 11 novembre de chaque année, les parterres des deux côtés de la Porte de Ménin, dans la ville d’Ypres, en Belgique, se couvrent de coquelicots en papier pour commémorer le sacrifice des nombreux soldats britanniques et ceux d’autres pays du Commonwealth morts au champ d’honneur dans les Flandres, lors de la bataille de Passchendaele qui y fit rage entre le 31 juillet et le 10 novembre 1917.
Tous les soirs à 20 h, les clairons des pompiers belges postés sous l’arche monumentale de la Porte de Menin jouent The Last Post/Le Dernier appel, une pièce musicale symbolisant l’adieu aux soldats morts, une berceuse funèbre pour le repos de leur âme. Requiescant in pace aux 54 896 militaires dont les noms figurent sur des panneaux ornant la porte. Deux minutes d’émotion assurée au mémorial!
« Nous sommes morts / Nous qui songions la veille encor’ / À nos parents, à nos amis, / C’est nous qui reposons ici / Au champ d’honneur. » Cette strophe est tirée du poème In Flanders Fields (Au champ d’honneur), écrit un matin de printemps de la Première Guerre par le lieutenant-colonel John McCrae (1872-1918), médecin ontarien, poète à ses heures, qui y laissa la vie.
Illustration 112 a et b – Datant du XVIIe siècle, la Porte de Ménin fut choisie comme emplacement d’une arche commémorative des héros des armées du Commonwealth britannique qui tombèrent en Belgique. Elle est ornée de panneaux où figurent le nom de soldats tués au combat. Photos Marie Josée Bourgeois, 2018
C’est d’ailleurs à la Porte de Ménin qu’on trouve gravé sur la plaque no 10 le nom du major Talbot Mercer Papineau, avocat et petit-fils d’Amédée Papineau, lui-même fils de l’hon. Louis-Joseph Papineau, homme politique, avocat et propriétaire de la seigneurie de la Petite-Nation dont héritera, en 1903, la famille de Talbot. Talbot est le deuxième fils de Louis-Joseph (1856-1904) et de son épouse, Caroline Pitkin Rogers (1859-1952), originaire de Philadelphie aux États-Unis. Il est le frère de Louis, Westcott et Philippe, tous nés à Montebello entre 1881 et 1887.
Il est tout près de minuit en ce dimanche de Pâques 1883 lorsque Talbot naît au manoir familial. Le jeudi 28 juin, il sera baptisé du nom de son grand-père maternel, Talbot Mercer Rogers, dans la religion presbytérienne de ses parents, en présence de ses grands-parents. Amédée, l’heureux grand-père paternel, a fait sonner la cloche au campanile du manoir pour l’annoncer à la ronde. « Trop bon et trop sage pour lâcher un cri, il reçoit l’onde avec le sourire », écrit-il dans son journal. Plus tard, le 25 mars 1887, il y notera : « Fête de Talbot, qui a aujourd’hui 4 ans. Comme ses frères, tous de bons enfants, pleins de santé, qui promettent de vivre et de faire de braves hommes. Dieu le veuille ! »
Illustration 113 – Photo de Talbot enfant. Fonds Papineau-Desbaillets, Société historique Louis-Joseph-Papineau
Son vœu sera exaucé! Brave homme et courageux soldat, Talbot le sera ce matin du 30 octobre à Passchendaele en Belgique, un village non loin d’Ypres. Vingt mille soldats sont sur place, attendant le signal de l’attaque. Le soir précédent, à qui pouvait-il bien penser? À une femme, à ses amis, à sa famille? Sûrement à tous ceux-là, mais c’est à sa mère, Caroline Rogers Papineau, qu’il écrit une courte lettre, sa dernière :
Le 29 octobre 1917
Très chère mère,
Je peux encore vous écrire […] avant de sortir de la tranchée. Nous avons eu de la chance jusqu’à présent et tout va pour le mieux. Je me suis même rasé ce matin dans un peu d’eau sale. J’ai été ravi de recevoir deux lettres et une boîte de bonbons de vous la nuit dernière. Une nuit froide et bruyante, je peux vous l’assurer, la terre vibrait sourdement. Il y a si peu à dire quand… Si seulement je savais ce qui va arriver, je souhaiterais vous en dire tellement. Mais ces lettres feraient de bien piètres derniers mots. Puissiez-vous comprendre tout l’amour du monde avec lequel elles sont écrites ! Vous m’avez donné le courage et la force d’aller très gaiement et joyeusement au combat pour la bonne bataille. Mon affection à tous et un gros câlin pour vous, brave mère. (Traduction libre)
Talbot Papineau
Illustration 114 – Talbot Mercer Papineau, 1916. Bibliothèque et Archives Canada, C-13222.
Avant de sortir de la tranchée, un pied sur l’échelle et l’autre prêt à franchir un barrage de feu, Talbot s’est tourné vers le major Hugh Niven en disant : « You know Hughie, this is suicide » (Vous savez Hughie, ceci est suicidaire) puis il s’est élancé. Après quelques secondes, il reçoit un obus en pleine poitrine, un coup mortel, sans pitié. Il est 5 h 50. Il avait 34 ans. Le camarade de tranchée qui le suivait perd lui aussi la vie. Il s’appelait Rider Lancelot Haggard, un capitaine au nom de chevalier légendaire, de 10 ans son cadet.
Illustration 115 – La croix sommaire de Talbot à Passchendaele vers 1918. Photographe inconnu. Fonds Papineau-Desbaillets, Société historique Louis-Joseph-Papineau
Le corps de Talbot est submergé dans une mer de boue et n’est retrouvé que trois semaines plus tard par son compagnon d’armes des premiers jours, le lieutenant-colonel Charles James Townsend Stewart (1874-1918), surnommé Charlie, qu’il avait connu pendant l’entraînement du Princess Patricia’s Canadian Light Infantry (PPCLI) à Ottawa, en août 1914. Charlie a reconnu son cadavre, ou plutôt ce qu’il en restait, à la façon particulière qu’avait Talbot d’attacher ses molletières (puttees) et par le contenu des poches de son pantalon. Il a planté une croix sur sa tombe de fortune. Elle a fini par disparaître dans le tumulte de la fin des combats. De tous les Papineau en lien avec la seigneurie qui furent miliciens dans la colonie ou soldats outremer, seul Talbot a connu un destin tragique sur les champs de bataille.
Personne n’a raconté à la mère de Talbot sa triste fin afin de ne pas aggraver sa peine. On lui a plutôt dit qu’on n’avait jamais retrouvé le corps de son fils, comme ce fut le cas pour tous ceux dont le nom est inscrit à la Porte de Menin. L’a-t-elle cru? Espérons-le. Caroline a eu beaucoup de difficulté à surmonter son chagrin, elle qui avait tant de foi en son cher Talbot, qui croyait au talent de son fils et qui nourrissait tellement d’ambition pour lui. « Rien ne pourra me consoler de la perte de mon garçon qui fut la joie et le réconfort de ma vie », a répondu Caroline le 25 novembre 1917 à la lettre de condoléances d’un haut gradé militaire, le lieutenant-colonel Agar Adamson, commandant des PPCLI. Elle est décédée en 1952, à 93 ans, animée d’une tristesse qui s’est éternisée!
Caroline Rogers Papineau est enterrée sous une humble pierre tombale marquée « C.R.P. 1952 », dans le minuscule cimetière attenant à la chapelle funéraire familiale sur le sentier du Manoir-Papineau, avec les descendants de son fils aîné Louis-Joseph qu’on appelait Louis. Près de Caroline, trois pierres tombales sont alignées : l’aîné de ses petits-fils, Louis-Joseph, né en 1912 (« L.J.P. JAN. 7, 1987 »), son épouse Elizabeth Mary Papineau née Strang (« E.M.P. 27TH NOVEMBER, 1976 »), et leur fils, Louis-Joseph Kenneth, né en 1944, décédé en 2016 et inhumé en juin 2017.
Et maintenant…
Que reste-t-il de Talbot Mercer Rogers Papineau à Montebello? Son corps est disparu loin des siens, mais son esprit et son nom sont revenus ici dans la chapelle funéraire, cette chapelle qu’il a dessinée de mémoire alors qu’il était dans les tranchées des Flandres, sans doute pour se sentir près du domaine et de cette nature qu’il aimait tant.
Illustration 116 – Dessin de la chapelle funéraire des Papineau fait de mémoire par Talbot. Source Tapestry of War, Sandra Gwyn, p. 331.
À l’intérieur de la chapelle, une plaque commémorative évoque sa mémoire tout comme celle de plusieurs membres de cette illustre famille dont certains sont inhumés dans la crypte. Un cénotaphe à la mémoire des soldats tués lors des deux grandes guerres mondiales s’élève également près de la gare touristique, sans aucune mention de leurs noms. À part Talbot, nous en connaissons quelques-uns, soit Thomas Reid Owens tué en juillet 1942, et les frères Vadeboncoeur, Edmond en juillet 1944 et Henri en décembre 1944, tous nés à Montebello et morts outre-mer.
Illustration 117 – Cénotaphe à Montebello près de la gare touristique. Photo Marie Josée Bourgeois 2017.
Ce monument fut érigé en 1948 dans l’ancien parc Saint-Louis à Montebello, sur un terrain cédé par la famille Papineau. En 1989, le monument a quitté son emplacement historique pour se rapprocher du cœur de l’activité touristique, sur la rue Principale. Ainsi, dans ce nouvel environnement, le brave Talbot garde symboliquement le sentier Manoir-Papineau menant à l’ancien domaine familial, au manoir, à la chapelle funéraire et au cimetière de la famille Papineau.
Le 11 novembre rappelle la signature de l’Armistice de 1918 qui a mis fin à la Première Guerre mondiale. C’est aussi un jour pour rendre hommage aux militaires qui ont servi durant les deux grandes guerres et durant la guerre de Corée, et pour se rappeler ceux et celles qui ont fait le sacrifice ultime de leur vie au nom de leur pays. C’est aussi le jour du Souvenir, un moment pour remercier ceux et celles qui servent le Canada en temps de guerre, de conflit militaire et de paix.
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Note : Cette capsule est une version révisée et augmentée d’un article paru dans l’Infolettre de la Société historique Louis-Joseph-Papineau de Montebello, vol. 2, no 7, 1er novembre 2017, et sur le site « Le Québec et les guerres mondiales », le 8 novembre 2017, sous le titre Passchendaele 1917, 100 ans déjà.
Sources
- Sandra Gwyn, Tapestry of War, Harper Collins Publishers, 1992, 552 pages.
- John Burge, Talbot Papineau, the future all before him, 37 pages, 2016, sur le site Social-ethos.com. Consulté à http://social-ethos.com/wp-content/uploads/2016/06/article2.pdf le 4 novembre 2024.