Au fil de l’histoire – Des lieux, des gens
Rédaction Marthe Lemery
29 mai 2024
Nous, croix de chemin, sommes là depuis longtemps, présences discrètes le long de vos chemins, à la croisée de vos rangs. Parfois en bordure d’un champ, parfois sur un promontoire d’où nous contemplons, silencieuses, vos travaux et vos jours.
Les plus vieilles parmi nous sont plus que centenaires. Toutes, nous vous avons vu passer, une génération après l’autre, en route vers l’église pour aller y demander un baptême, célébrer un mariage, chanter des funérailles.
Mai venu, l’on vous regardait arriver en procession pour chanter le beau mois de Marie. Lorsque vous étiez malmenés par des épidémies, des sécheresses, des guerres, des fléaux naturels, vous vous pressiez à nos pieds, une prière aux lèvres pour quémander qui, une guérison ou une ondée salvatrice, qui le retour d’un fils parti guerroyer au loin ou le départ de nuées d’insectes nuisibles. Vous nous avez érigées aussi pour célébrer un événement marquant, une fête religieuse, ou pour remercier le ciel d’une faveur obtenue.
Illustration 21A – La croix de Boileau. […] 1926 marque l’année jubilaire de l’appellation de Ponsonby (26 juin 1876). Les paroissiens et paroissiennes ont souligné́ cet événement en grande pompe. Louis Charron, pionnier, érige une croix sur le terrain de l’ancienne chapelle et cimetière. (…) En 1982, pour commémorer le centenaire de la municipalité́ de Ponsonby, la croix est remplacée par Fernand Charron, le fils du pionnier et cette croix est toujours en exposition aujourd’hui. Extrait du Livre du 125e de la Municipalité de Boileau. Photos Gérald Arbour.
Illustration 21B – Une plaque apposée sur la hampe rappelle que la croix fut dressée en souvenir d’une retraite prêchée par l’abbé J.A. Lapointe, en 1926, invité par le curé A. Rollin. Photo Gérald Arbour.
Nous étions, en dehors des murs de vos églises et de vos chapelles, le rappel quotidien de votre foi ardente, proche de ces lieux où se déroulait votre existence. Nous étions des sentinelles qui marquaient votre territoire, des témoins de votre race, fière de ses croyances et de ses dévotions. Nous portions vos prières auprès des puissances célestes avec lesquelles nous étions de mèche, pour que la vie ne vous soit pas trop dure. Vous veniez nous confier vos misères, nous soulagions vos peines.
Nous étions à votre image : droites, modestes, taillées dans un bois dur et résistant. Nous n’avions pas besoin de parures, un simple poteau et une traverse clouée aux deux tiers suffisaient à dire notre nom. Et si, par bonheur, les habitants du rang se cotisaient, ou si un quelconque cultivateur du rang où nous nous élevions manifestait des talents de « gosseux de bois », nous pouvions alors recevoir quelques ornements, le plus souvent, des instruments de la Passion, un marteau, une échelle, une lance, un clou, des tenailles, parfois une niche où figurait une statuette de Marie, la sainte Mère.
Illustration 22 – La croix toute simple dressée à proximité de l’école du rang 5, à Ripon. En juillet 1908, en pleine période de sécheresse, un autre fléau naturel menace les récoltes des paroissiens […] une invasion de sauterelles. Le curé [Guay] mobilise la population et organise des prières à l’église ainsi que des processions dans tous les rangs, avec un arrêt à la croix […]. Trois nouvelles croix sont bénies à cette occasion : dans le rang 6, au coin du rang 5 (là où sera bâtie l’école du rang 5 en 1911), dans le rang 5, chez Hubert Sabourin, puis sur le site de la première chapelle, près des chutes […]. Extrait du livre Ripon, j’ai la couleur d’une rivière, Comité du patrimoine de Ripon.
Nous avons tellement fait partie de votre passé que nous nous attristons aujourd’hui de ne plus trop faire partie de votre présent. Certaines d’entre nous, les plus chanceuses, ont été citées en tant que bien patrimonial par leur municipalité. Ce faisant, on nous a bichonnées, redressées, voire remplacées par de belles reproductions en matériaux tout neufs. D’autres encore ont été restaurées par des citoyens bienveillants, par des associations soucieuses de protéger notre passé. Mais nous sommes plusieurs encore à nous délabrer tranquillement dans l’indifférence, alors que nos peintures s’écaillent, nos socles rouillent, nos croisillons pendent de travers, nos ornements sont tombés ou rongés, nos niches sont vidées.
Certes, nous savons que la société a changé, votre vie ne se déroule plus « à l’ombre du clocher » dont nous étions les mandataires. Mais à défaut de pouvoir invoquer « pour l’amour de Dieu », ne pourriez-vous pas, pour l’amour de votre histoire, par respect pour la culture et les traditions de vos ancêtres, nous redonner un peu de notre éclat initial? Nous avons tant veillé sur vous, nous, les croix de chemin, ne serait-ce pas à votre tour de veiller sur nous?
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Illustration 23 – Croix située à la jonction de la route 323 et de la route des Cantons à Saint-Émile-de-Suffolk, ornée de quelques instruments de la Passion. (Photo Gérald Arbour)
Symbole religieux fortement teinté d’appartenance patriotique, la croix de chemin se retrouve principalement là où les catholiques de langue française ont essaimé en Amérique du Nord. Cette coutume aurait été importée par les premiers habitants en Nouvelle-France, à commencer par Jacques Cartier qui planta, dit-on, la toute première croix à Gespeg (Gaspé) en 1534. Rien qu’au Québec, l’on dit qu’il y a quelque 3 000 croix qui se dressent en bordure de route ou à un carrefour.
Lors de l’inventaire qu’elle a réalisé en 2014 pour la Municipalité régionale de Papineau, Marie-France Bertrand, agente de développement culturel et patrimoine immobilier, a dénombré 68 croix de chemin ou calvaires dispersés dans les 24 municipalités que comptait alors la MRC. À ce nombre, il faut ajouter les 6 croix que compte Notre-Dame-de-la-Salette, qui s’est jointe à la MRC en 2022. C’est la municipalité de Ripon qui en compte le plus, avec 11 croix répertoriées.
En 2015, seulement 10 d’entre elles avaient fait l’objet d’une citation patrimoniale par leur municipalité. Depuis, une seule nouvelle citation s’est ajoutée.
Illustration 24 – Croix dite de la famille Boucher, à Fassett. La croix de bois, érigée initialement en 1913, comporte quelques éléments décoratifs : un gros cœur rouge à la croisée et sur le poteau principal, dix cœurs rouges de plus en plus petits qui descendent vers le sol et qui sont venus s’ajouter au fil des ans. Elle commémore un fait dramatique. En 1913, Ernest Boucher, 18 ans, et son frère Émile, 16 ans, travaillent aux champs; c’est le temps des foins. Ça sent l’orage. Le tonnerre se met à gronder et c’est alors que la foudre frappe et les projette par terre. Blessés, les deux frères rentrent à la maison tant bien que mal. Ernest aura de la difficulté à s’en remettre, le choc électrique lui ayant traversé le corps. Il se compte quand même chanceux et croit en la divine Providence car il sait que lui et son frère auraient pu mourir sur place. Toussaint Boucher père, homme timide et pieux, dressera une croix (la 1re) sur sa terre pour remercier Dieu d’avoir épargné ses fils. Ernest et Émile remplaceront la croix en 1955, puis en 2009, une troisième croix s’élevera. (Source : Texte de Marie Josée Bourgeois, Wikipédia, Histoire de Fassett, photo P. Turcotte).
L’inventaire des croix de chemin et calvaires de la MRC de Papineau, par Marie-France Bertrand, 12 janvier 2015 : mrcpapineau.com/wp-content/uploads/2021/04/inventaire-croix-de-chemin-et-calvaires-papineau.pdf
Le site Les croix de chemin au Québec, un patrimoine à découvrir, par Monique Bellemare : www.patrimoineduquebec.com/ajouts/accueil/.
Vanessa Oliver-Lloyd, Les croix de chemin : Au temps du bon Dieu, Outremont, Les éditions du passage, 2007.
Illustration 25 – Croix située au 145 de la montée Aubin à l’intersection du rang Saint-Thomas à Notre-Dame-de-la-Paix. Chose plutôt rare dans l’Outaouais, cette croix est surmontée d’un coq. Photo Gérald Arbour.