Au fil de l’histoire – Des lieux, des gens
Rédaction Marthe Lemery
12 juin 2024
« L’histoire d’un peuple n’est pas que le fruit des décisions politiques et économiques. Elle est construite par une infinité de “petites gens” […] d’actrices trop souvent considérées comme “sans qualité” ».
Andrée Lévesque, Les filles de Jeanne, Histoire de vies anonymes, 1658-1915
Illustration 29 – Dans notre histoire, les femmes sont souvent anonymes. Et pourtant, sans elles, le pays de la Petite-Nation n’aurait jamais pu advenir. Source : Le Monde illustré, vol. 12, no 578, 1er juin 1895, p. 55, BAnQ notice 0002748772.
Dans la grande histoire de notre Petite-Nation, celle des historiens en titre, les femmes brillent par leur quasi-absence. Dans la petite histoire de notre seigneurie et des cantons environnants, celle qu’épluchent les historiens patentés et qu’on se raconte au creux des familles, elles sont partout présentes, quoique souvent comme des ombres aux contours flous.
En ce 350e anniversaire de la seigneurie de la Petite-Nation, prenons le temps de célébrer la ténacité et le courage de ces femmes anonymes, dont l’existence se résume à deux ou trois dates – la naissance, le mariage, puis le trépas –, suivies le plus souvent de la litanie d’enfants qu’elles ont engendrés!
Bien sûr, les Papineau, gens de lettres, ont dans leur abondante correspondance mentionné maintes fois les femmes de leur existence et leurs états d’âme. L’on sait par exemple que Rosalie Cherrier, épouse du premier seigneur, Joseph Papineau, tout comme Julie Bruneau, celle de son fils Louis-Joseph, n’aimaient guère la vie rude et sans agrément sur les bords de la rivière des Outaouais. Elles préféraient se la couler douce dans leur maison de Montréal, pendant que leurs hommes allaient seuls vaquer à leurs affaires dans cette lointaine seigneurie.
Illustration 30 – Portrait de « Madame Joseph Papineau, née Rosalie Cherrier », réalisé en 1887 par Napoléon Bourassa, époux de sa petite-fille Azélie, à l’encre, au fusain et au lavis, d’après l’original de Louis Dulongpré. Coll. Musée national des beaux-arts du Québec, no 1943.55.102
Mais cela n’empêchera pas Rosalie de se réfugier dans le tout premier manoir seigneurial, sur l’île Arosen, de l’été 1811 à l’hiver 1812, lorsque l’imminence d’une invasion américaine (la guerre anglo-américaine éclatera bientôt) met aux abois la population montréalaise. Quant à Julie, qui traitait méchamment de « butte à maringouins » le cap Bonsecours où Louis-Joseph avait choisi d’ériger son élégant manoir, elle finira par se réconcilier avec le lieu.
« Quelle paix! Julie aurait voulu que le temps s’arrête. Il y avait si longtemps qu’elle ne s’était pas sentie aussi bien. Ironie du sort, c’est à la Petite-Nation qu’elle connaissait ce grand bonheur[1]. »
[1] Micheline Lachance, Le Roman de Julie Papineau, tome 1 : La tourmente, Éditions Québec/Amérique, 1995, p. 193.
Pour les femmes et les filles de colons, le bonheur est toujours fugace, volé entre deux tâches d’une vie entière consacrée à assurer la survivance des leurs. Survivre des récoltes jusqu’aux semences suivantes en jardinant, en transformant, en emmagasinant et en cuisinant les provisions. Survivre aux grossesses à répétition – nombreux sont les décès en couches! Survivre aux catastrophes naturelles, aux incendies, aux accidents, aux maladies qui fauchent maris et enfants.
Dans la liste des 19 premiers censitaires de la seigneurie, établie en mars 1810 par Joseph Papineau, on retrouve avec surprise le nom d’une femme, Marie Amable L’Écuyer, détentrice du lot 17[1], au centre du village actuel de Fassett. Cette jeune femme de 22 ans) aurait été la petite-fille de Jean-Baptiste l’Écuyer dit Lapierre et de Marie Angélique Mondion dit Dumais, qui ont reçu en concession le lot voisin. Or, comme Marie Amable ne semble pas avoir exploité ce lot, l’on peut supputer qu’elle n’a servi que de prête-nom aux hommes de sa famille pour qu’ils obtiennent un lot supplémentaire. En revanche, Sally Davenport, une Américaine attirée dans la Petite-Nation par l’entrepreneur forestier Robert Fletcher a pu, en 1813, hériter en toute légalité de la concession de feu son époux Stephen Cummings, et faire fructifier le lot 54, en plein cœur de Papineauville.
Nommons-les par leur « vrai nom » – et non celui de l’époux qui masque leur identité – ces habitantes de la première heure : Félicité Geoffroy, Rosalie Lemieux, Marie-Hélène Roy, Marie-Anne Dénommé, Marie Paquet, Marie Brien dit Desrochers, Marie Josèphe Sabourin, Marguerite Carpentier, Josephte Séguin dit Ladéroute, Sally Davenport, Maria et Alma Spencer, Susan Baldwin, Marie-Félicité Dufresne, Sophie Faucher, Madeleine Migneron, Sophie Lacasse, Angélique Brazeau, Josèphe Sabourin, Scolastique Hurtubise, Marie Frappier, et toutes les autres qu’on ne peut nommer ici, faute de place.
[1] Un moulin disparu : Le moulin banal de la seigneurie de la Petite-Nation, collectif d’auteurs, Comité culturel de Papineauville, 2023, p. 67.
Illustration 31 – Assise au coin du poêle à crocheter un tapis de lirette, Adèle Frappier est à l’image de toutes ces femmes de colons qui faisaient preuve de créativité et de génie pour élever leur marmaille, tenir maison avec deux fois rien et participer aux travaux de la ferme. Adèle, de Saint-André-Avellin, était la nièce de Marie Frappier, l’une des pionnières de Ripon. Photo fournie par Réal Lavergne, Comité du patrimoine de Ripon.
Parlons d’Adeline Lefebvre, qui avec son époux Jules Perpétus Poissant dit Boileau, jettera les bases du hameau appelé plus tard Boileau en exploitant, de 1881 à 1888, le premier magasin général ainsi que le premier bureau de poste sur les bords de la rivière Maskinongé, dans le canton tout neuf de Ponsonby.
Parlons de Lucinda Hayes, qui fut la première femme de la Petite-Nation à enseigner à une classe fréquentée par « 25 élèves en moyenne » en 1829-1830 dans la première école à voir le jour dans la seigneurie, l’école bilingue de Papineauville[1].
Parlons de ces femmes déracinées, venues d’Irlande, d’Écosse ou d’Allemagne pour s’inventer à bout de bras un pays neuf, telle Julia, épouse de Louis Smallian, qui quittera Sollstedt, dans le land germanique de Saxe, pour venir défricher en 1873 une terre sur les bords du « lac Long » dans Mulgrave-et-Derry, lac qu’on rebaptisera éventuellement de leur nom de famille[2].
[1] Extrait de l’abbé Michel Chamberland, Histoire de Montebello, 1815-1928, p. 338. collections.banq.qc.ca/bitstream/52327/2021629/1/30341.pdf
[2] Donald Smallian, site Web de la Société d’histoire de Mulgrave-et-Derry, page Ponts et sites historiques, panneau du pont Smallian.
Illustration 32 – On dit que la tâche des femmes ne finissait jamais. Elles trimaient dur, du lever au coucher, sept jours par semaine. L’heure du repos venait à l’heure du trépas. Photo William James Topley, Bibliothèque et Archives Canada, PA-010669.
Parlons de Louise, épouse d’Amable Canard Blanc, qui reçut de son père Simon Kanawato le doux nom de Minawasikekwe (Elle-fait-de-la-joie). Oui, cette femme d’origine crie par son père et outaouaise par sa mère, à la force tranquille, au cœur grand comme l’île Canard Blanc où s’est déroulée presque toute son existence, a réjoui le cœur d’Amédée Papineau lorsqu’à l’été de 1894, il se rend enfin contempler le grand lac au nord de son territoire et cette drôle d’île posée comme une perle en son centre.
« Heureusement que la femme de Canard-Blanc, qui était allée au village, en revient et nous traverse à son île dans un vieux mauvais bateau qui fait eau et dont l’herbe et les mousses garnissent les fentes […] et en deux détachements, [nous] atteindrons enfin la grande île vers le soleil couchant[1]. »
[1] Journal : 1881-1902, Amédée Papineau, établi et annoté par Georges Aubin, 2020. Entrées du 18 au 21 juillet 1894.
Louise, seule sur l’île avec ses garçons et filles (elle donnera le jour à quinze enfants), offre son hospitalité toute naturelle à cet équipage de grands seigneurs, neuf visiteurs en tout, arrivés sans prévenir. Elle monte la tente pour les loger, les nourrit « d’excellentes patates, déjà mûres, de lait et des œufs » de sa ferme.
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Illustration 33 – Louise Simon, née Minawasikekwe (Elle-fait-de-la-joie), épouse d’Amable Canard Blanc. Photo prise à Chénéville en 1924, Fonds Augustine Bourassa. Photo illustrant la page Répertoire du site Weskarinis (www.weskarini.ca/4-repertoire.html ), créé et maintenu par l’auteur Jean-Guy Paquin.
Et si l’on profitait de cet anniversaire pour interroger les témoins encore vivants de notre histoire familiale, pour fouiller dans de vieilles boîtes de photos ou d’archives personnelles à la recherche de traces de nos bisaïeules et trisaïeules, ce serait déjà une façon de louer nos propres « grandes femmes »!