Rédaction Marthe Lemery
14 mai 2024
Dans tous nos cantons, y a des… colons!
Masham, Wakefield, Templeton, Buckingham, Portland, Suffolk, Norfolk, Harrington, Grenville… Ça ne prend pas la tête à Papineau pour comprendre qu’il s’agit là de noms de provenance anglaise.
Et de quoi s’agit-il? Des noms donnés à une nouvelle division administrative introduite par le conquérant anglais dans ce qui était auparavant la Nouvelle-France, pour aménager le territoire conquis. Le régime des « townships », qu’on traduira par « cantons », se répandra à partir des premiers cantons créés, les « Eastern Townships », à la fin des années 1790, pour se répandre graduellement sur l’ensemble des terres restées jusqu’alors inoccupées.
Les autorités britanniques maintiennent le régime seigneurial là où il existe, mais elles découpent les terres publiques qui sont propices à la colonisation selon un mode cadastral fondé sur le canton. Contrairement aux seigneuries qui, du haut des airs, forment de longs rectangles s’élevant perpendiculairement à la rive d’un cours d’eau, les cantons eux prennent l’allure de damiers qui se superposent les uns aux autres. Chaque canton couvre une superficie d’environ 16 km2, soit 10 milles carrés (on reste dans les mesures à l’anglaise!), et il se subdivise en lots bordés de « chemins de concession ». Chaque lot correspond à une terre d’environ 100 acres.
Illustration 18 – Carte de Samuel Gale et Jean-Baptiste Duberger, Plan of part of the province of Lower Canada, 1795 (détail)
Wikimedia Commons
Les noms ci-haut proviennent de la liste des cantons composant le « comté de York »[1] qui figure dans la carte géographique tracée par deux arpenteurs, les majors Samuel Gale et Jean-Baptiste Duberger, en 1795. Le major Gale étant originaire du Hampshire, en Angleterre, on ne s’étonne pas qu’il ait copié ici autant de toponymes de son pays natal. On trouve même dans sa carte du comté de York le nom de « Rippon », une ville importante du North Yorkshire au 18e siècle – en passant, le double « p » n’est pas une faute de frappe, la ville anglaise s’étant orthographiée ainsi à ses origines!
Si ces noms de lieux nous semblent familiers, c’est qu’ils se retrouvent toujours en bonne partie dans notre cartographie régionale!
[1] Le comté de York s’étendait sur la rive nord de la rivière des Outaouais, depuis le Pontiac jusqu’au lac des Deux-Montagnes.
La tenure du « franc et commun socage »
Alors que le système seigneurial établit une hiérarchie entre le seigneur, celui qui possède, et le censitaire, qui reste toujours son « locataire » en quelque sorte, le système anglais repose sur un mode de propriété qu’on appelle en jargon juridique le « franc et commun socage ». Ici, le colon n’a plus à payer de redevances à qui que ce soit. Il n’a qu’à choisir un lot disponible auprès de « l’agent des terres » du canton, un employé de l’État, puis signer un billet de location. S’il répond aux exigences de son contrat en matière d’aménagement de sa terre – entre autres, avoir défriché et cultivé 10 acres de sa terre, y avoir construit une maison « habitable » –, il pourra, au bout de cinq ans, obtenir son titre de propriété, les fameuses « lettres patentes ». Tout cela gratuitement… ou presque! Jusqu’en 1826, les terres publiques étaient concédées gratuitement, puis il faudra débourser 4 $ pour le billet de location et 60 $ pour les lettres patentes, payables en quatre ou cinq versements.
Illustration 19 – Drapeau, Stanislas, Le guide du colon français […], Ottawa, Gouvernement du Canada, 1887, viii, 173 p., Collections de BAnQ.
Si l’on excepte le territoire couvert par la seigneurie de la Petite-Nation, toutes les autres municipalités maintenant regroupées au sein de la MRC Papineau ont commencé leur existence en tant que cantons. Les premiers cantons à avoir été peuplés furent ceux à l’ouest de la MRC (Lochaber et Lochaber partie Ouest), qui reçurent d’importantes vagues d’immigrants écossais et irlandais, entre 1802 et 1808, attirés par ceux qui seront les grands barons de l’industrie forestière alors naissante, dont Philemon Wright.
Le gros du peuplement de nos cantons se fera à partir des années 1840, alors que des habitants de la seigneurie, soit parce qu’ils croulent sous les dettes, soit parce qu’ils s’y trouvent à l’étroit, remonteront au-delà des limites nord de celle-ci pour aller squatter des terres qu’on disait « non organisées », car non encore arpentées. Grâce au travail d’arpentage que mènera notamment Édouard Leduc en 1855, les cantons « du nord » s’ouvriront officiellement à la colonisation.
Illustration 20 – Une gravure d’époque sur le parcours du colon, dans l’Opinion Publique, 11 décembre 1879. En haut, à gauche : son arrivée dans la forêt; à droite : la fondation de sa cabane; en bas : le travail du défricheur après sa première année. Source : BAnQ