Au fil de l’histoire – Des lieux, des gens
Rédaction Marthe Lemery
Collaboration à la recherche Marie Josée Bourgeois
14 juillet 2024
Ces quatre hommes de la Petite-Nation, aujourd’hui disparus, figurent parmi nos plus éminents héritiers d’un art vieux comme les représentations rupestres de la préhistoire. Un art qu’on a qualifié tour à tour de primitif, folklorique, traditionnel, naïf, indiscipliné, marginal, pour s’arrêter enfin sur l’épithète de populaire, avant qu’il ne soit rattrapé de nos jours – en partie du moins – par le recycl’art, sa forme plus « tendance ». Un art regardé de haut par le milieu guindé des « beaux-arts », mais considéré avec bienveillance, voire amusement, par le peuple à qui cet art simple et sans prétention a toujours été destiné.
Il est vrai que les « faiseux de bébelles » et les « patenteux » ont souvent été considérés comme des hurluberlus, des originaux, suscitant la risée ou la gêne autour d’eux. N’empêche que ces créateurs autodidactes avaient l’œil tout aussi aiguisé et la main tout aussi experte que les « véritables artistes » pour tailler, sculpter, assembler et peinturlurer des pièces uniques, dans lesquelles s’épanchaient leur âme d’enfant et leur imagination féconde.
Cela fait maintenant 50 ans qu’Adrien Levasseur collectionne avidement le travail de ceux qu’il appelle « mes merveilleux gosseux » à la grandeur du Québec. Sa vaste expertise a été mise à profit au Centre d’art populaire du Québec, implanté dans l’ancien presbytère de Plaisance, qu’il a cofondé en 2019 avec Olivier Favre, anciennement propriétaire du Parc Oméga.
Sur son site Web particulièrement fouillé qu’il enrichit régulièrement de ses trouvailles, Art populaire au Québec, Adrien Levasseur donne cette définition de l’art populaire :
« L’art populaire se situe parmi les diverses formes de l’expression de soi : il donne libre expression à l’imagination; il traduit des sentiments momentanés en les gravant de diverses façons par un geste naturel et non appris; il exprime une vision propre des choses et traduit cette dernière d’une façon pas toujours conforme à la réalité et à la vision des autres.
« Pour résumer, poursuit-il, l’art populaire doit correspondre à certains critères plus précis : être intuitif; refléter la spontanéité; être fait à la main par un autodidacte; avoir une certaine naïveté; avoir un aspect unique. »
Illustration 41a – Une poule? Un coq? Chose certaine, un ornement de jardin original façonné par Arthème St-Germain, de Thurso (collection Les Impatients).
Illustration 41b – Un goéland sculpté par Nelphas Prévost, de Fassett (site Lyle Elder Folk Art and Outsider Art).
Illustration 41c – Traversier de Montebello, un chaland à roue miniaturisé reproduit par Léon Ipperciel (no de l’objet 81-161, Musée canadien de l’histoire).
Illustration 41d – Panier d’écorce de bouleau réalisé par Hyacinthe Canard-Blanc (photo Richard Chartrand, sur le site Les Weskarinis de Jean-Guy Paquin).
« Ces fabricants de petits bonheurs au quotidien sont de véritables révélateurs, des créateurs, créatrices du simple, du beau, de l’authentique! »
Adrien Levasseur, site Web du Centre d’art populaire du Québec
Dans les années 1960, début 1970, les automobilistes circulant le long de la route 8 (l’actuelle 148) entre Masson et Thurso ne pouvaient manquer d’être intrigués par la multitude de girouettes, de vire-vent hétéroclites, de réflecteurs, de nichoirs et d’ornements de jardin qui poussaient dans le parterre de la demeure d’Arthème St-Germain, une ancienne école de rang surnommée La maison aux 4 vents située à 3 kilomètres à l’ouest de Thurso. Des roues de « bécicles » ou de brouettes surmontées de pales de métal, des avions avec hélices gossés à la main, des figures d’animaux taillées dans des bouts de tôle et montées sur poteau, des cruches d’eau de javel découpées pour former des ailettes, tout cet assemblage paré de couleurs chatoyantes s’animait gaiement au moindre souffle de vent.
Né à Saint-Jérôme en 1896, Arthème St-Germain a vécu une bonne partie de son existence à Thurso. Gagnant sa vie comme bûcheron ou camionneur, il ramassait toutes sortes de rebuts, roues, bouts de bois, belles pierres rondes, vieux outils abandonnés au bord du chemin, qui n’attendaient que son imagination pour se transformer en créatures fantasmagoriques. À la retraite, pour meubler ses heures creuses après le décès de son épouse, il se met à assembler et à bidouiller ces rebuts pour créer « toutes sortes de jouets mus par le vent. C’est surtout au cours des longs mois d’hiver qu’il exécute ses nouveaux modèles. Plusieurs automobilistes s’arrêtent chez lui pour visiter sa collection et … prendre des photos », peut-on lire dans un article de La Vallée de la Petite Nation du 23 juillet 1970 qu’un admirateur anonyme lui consacre[1].
[1] Journal Vallée de la Petite Nation, vol. 9, no 27, jeudi 23 juillet 1970, p. 1 et 3. BAnQ, https://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/2629935
Illustration 42 – La maison d’Arthème avec sa devanture et son jardin orné de ses créations mouvantes. Photo prise à Thurso en décembre 1970 par Pierre Théberge.
Illustration 43 – Un moulin à vent constitué de fer et métal, réalisé entre 1965 et 1969 par Arthème. No de l’objet 73-1072, collection Musée canadien de l’histoire.
Illustration 44 – Arthème St-Germain jouait de l’accordéon et de l’harmonica, tout autant que du canif! Photo Pierre Théberge, décembre 1970, no de l’objet 73-9295, Musée canadien de l’histoire.
Alors qu’Arthème St-Germain considère son travail comme un « hobby », l’historien de l’art Pierre Théberge, qui le découvre en 1970, y voit l’œuvre d’un artiste digne de ce nom, dont les créations renvoient aux grands courants de l’art du XXe siècle. M. Théberge, qui deviendra éventuellement directeur du Musée des beaux-arts de Montréal (1986-1997) puis du Musée des beaux-arts du Canada (1997-2008), avait acquis plusieurs de ses œuvres et aurait voulu lui consacrer une exposition. Or, M. St-Germain décède un an plus tard, et ces acquisitions ont été confiées à la collection du Musée canadien de l’histoire.
Dans son merveilleux livre Il est resté quelque chose de la mer, Jean-Guy Paquin consacre son premier chapitre à des légendes de Fassett, parmi lesquelles Nelphas Prévost figure au premier plan[1]. Cet homme discret, tout simple, né dans le rang Saint-Joseph à Saint-André-Avellin en 1904, est pourtant une figure connue et admirée des collectionneurs d’art populaire à la grandeur du Québec. L’anthropologue et historien Jean-François Blanchette, alors qu’il était conservateur de la section ameublement et arts décoratifs anciens au Musée canadien des civilisations (rebaptisé depuis Musée canadien de l’histoire), est venu rendre visite une dizaine de fois à Nelphas chez lui, sur la rue Gendron, à Fassett, fin des années 1970, début 1980. Il lui a fallu beaucoup de patience pour convaincre l’artiste de se départir de certaines de ses plus belles sculptures, dont cinq violons sculptés et trois étuis faits main.
[1] PAQUIN, Jean-Guy, Il est resté quelque chose de la mer, collection Outaouais, Jean-Guy Paquin éditeur, 2022, p. 17-31.
Illustration 45 – Nelphas Prévost dans son atelier de Fassett, en train de confectionner un violon. Diapo couleur de Jean-François Blanchette, Musée canadien de l’histoire, CD95-29.
« Je fais un tracé avec un crayon, ensuite une petite scie, un passe-partout, puis le couteau de poche. J’ai commencé à faire ces p’tites ouvrages-là j’avais 14 ans », confie Nelphas à M. Blanchette dans un enregistrement du 14 décembre 1979 conservé aux archives du Musée canadien de l’histoire. Travaillant aux chantiers comme cuistot, puis bûcheron et draveur, Nelphas troque ses gossages de chevreuils, de belettes, d’écureuils, d’orignaux contre du tabac. Plus tard, alors qu’il travaille comme employé d’une scierie à Brownsburg, il continue à « gosser le bois » dans ses temps libres, c’est plus fort que lui! La nature l’inspire, l’esprit des animaux lui parle. Dans du bois qu’il ramasse sur la grève de la rivière Outaouais, dans des racines affleurantes, des souches ou des loupes qu’il glane au gré de ses promenades, il voit, avant même de toucher à ses ciseaux, couteaux et limes, les formes émerger et s’imposer à lui : tortues, couleuvres, lézards, loutres, castors, serpents.
C’est durant la grande crise économique qu’il réalise son premier violon, à la demande du père de son épouse, Berthe Hayes. Il ne se contente pas de façonner les pièces selon les règles de la lutherie : il façonne une figure animale dans la volute, orne de dessins le cordier et la mentonnière et sculpte en bas-reliefs le couvercle de l’étui dans lequel reposera l’instrument. Après avoir pris sa retraite en 1970, Nelphas passe la majorité de son temps dans son atelier, à tailler des manches d’outils en bois pour amis et connaissances et à composer un véritable bestiaire en bois sculpté. Sa maison dans le village était reconnaissable entre toutes, car s’élevaient sur les piquets de clôture divers animaux sculptés. Au moment de son décès, en 2001, sa réputation d’artiste populaire était en pleine ascension. L’exposition itinérante Du coq à l’âme : l’art populaire au Québec que le conservateur Jean-François Blanchette réalisera pour le compte du Musée canadien de l’histoire en 2008-2009 le fera connaître à la grandeur du Québec.
Illustration 46 – Groupe de trois racines sculptées, desquelles l’artiste a fait émerger une loutre, des tortues, des escargots, et « une bibitte qui vit dans l’eau ». Musée canadien de l’histoire, nos d’objets 79-1561, 1562 et 1569.
Illustration 47a – Oeuvre de Nelphas Prévost faisant partie de la collection du Musée canadien de l’histoire: Étui de violon en forme de raquette avec couvercle orné d’un lynx, de sapins, d’un puits, un arc et une flèche, achevé en 1979. No de l’objet 80-540.2.
47b – Une autre oeuvre de Nelphas Prévost faisant partie de la collection du Musée canadien de l’histoire. Volute de violon taillée en tête d’animal légendaire. Diapo de Jean-François Blanchette, 1985, No de contrôle S85-1065.
C’est au Centre d’art populaire du Québec, logé à Plaisance, que l’on peut admirer une collection d’œuvres de Léon Ipperciel, un agriculteur installé sur la Côte du Front qui fut maire de la municipalité de Notre-Dame-de-Bonsecours durant 25 ans. Après avoir exercé son métier sur la ferme, Léon prend sa retraite en 1961 et s’installe dans le village de Montebello où il entreprend, à partir de ses souvenirs, de reproduire en miniature les instruments aratoires et les moyens de transport qu’il avait connus dans sa jeunesse.
Petit-fils d’Émile-Victor Ippersiel[1], un Belge qui fuira la pauvreté dans son pays natal pour s’implanter d’abord à Namur en 1872, Léon a un véritable talent de « patenteux ». Il recréera de mémoire, avec une précision saisissante, tous les outils qui lui ont servi durant son métier d’agriculteur, mais aussi des chalands, des bateaux à vapeur et traversiers, des locomotives et des wagons, des diligences, des buggys et autres « machines » qui ont stimulé son imagination.
[1] Le patronyme Ippersiel serait la forme wallonisée du nom flamand « Eipperziel », soit le gentilé désignant un habitant « ziel » de la ville d’Ypres «Eipper». On retrouve au Québec les deux graphies, Ippersiel et Ipperciel.
Illustration 48 – Léon Ipperciel dans son salon en 1984, diapo couleur de Jean-François Blanchette, no de contrôle S84-7156, Musée canadien de l’histoire.
Le Musée canadien de l’histoire renferme dans sa collection bon nombre d’œuvres acquises par l’anthropologue Jean-François Blanchette. Le reste a été confié à la Société historique Louis-Joseph-Papineau au début des années 1980, qui l’expose maintenant au Centre d’art populaire de Plaisance.
Illustration 49 – Charrette miniaturisée reproduite par Léon Ipperciel. Collection de la Société historique Louis-Joseph-Papineau présentée au Centre d’art populaire du Québec, à Plaisance.
Illustration 50 – Figurine d’un contrôleur de train, réalisée vers 1965 par Léon Ipperciel. No de l’objet 81-160.8, Musée canadien de l’histoire.
Même s’il n’a jamais figuré dans aucun livre sur l’art populaire, il me plaît d’ajouter ici le nom d’Hyacinthe Canard Blanc, qui fut le dernier Algonquin du lac Simon, de la lignée d’Amable et de Louise Kanawato.
Gagnant sa vie de mille manières, Hyacinthe a été trappeur, homme de chantier, cordonnier improvisé (il taillait ses propres lacets en cuir); la musique était sa joie, il jouait de l’harmonica et du violon, chantait, giguait à qui mieux mieux. Pour se faire quelques piastres, il fabriquait des canots d’écorce de bouleau, et sa réputation d’excellence circulait parmi les villégiateurs des lacs du nord de la Petite-Nation. Mais il confectionnait aussi des répliques miniatures de canots d’écorce, qu’il vendait pour une bouchée de pain, dans les années 1950, dans un kiosque à Chénéville aux touristes venus assister à des courses sous harnais, fort populaires à l’époque, au parc Urbain-Chéné[1].
« L’été, beaucoup de touristes montaient à Duhamel […]. Il n’y avait pas d’autos dans Duhamel, mais s’il venait quelqu’un de Montréal ou d’Ottawa, des Américains, il passait des autos en avant de chez Hyacinthe. Il faisait des petits canots, il les vendait sur le bord du chemin, pendu après des fils de broche à foin, avec de la corde de poche, de la corde blanche de magasin, n’importe quoi, il pendait ça après des arbres. Ça les attirait, c’était pour un souvenir. Les touristes passaient et disaient « regarde donc ça les beaux canots »[2].
[1] Jean-Guy Paquin, extrait du livre Le pays de Canard Blanc, Jean-Guy Paquin Éditeur, 2e édition, 2011, p. 58.
[2] Jean-Guy Paquin, Au pays des Weskarinis, Jean-Guy Paquin Éditeur, 2014, p. 130.
Illustration 51 – Hyacinthe Canard Blanc à son établi mobile de cordonnier. Photo de 1950 de Réjeanne Fournier, reproduite sur le site Histoires de chez nous, du Musée virtuel du Canada.
Illustration 52 – Petit canot d’écorce confectionné par Hyacinthe Canard Blanc. Photo Claire Tremblay, dans Jean-Guy Paquin, Au pays des Weskarinis, p. 131.