Au fil de l’histoire – Augustine Bourassa
Rédaction Marthe Lemery
Collaboration à la recherche Marie Josée Bourgeois
25 novembre 2024
Napoléon Bourassa, gendre du seigneur Louis-Joseph Papineau, a laissé sa marque dans le milieu des arts et de l’architecture de la seconde moitié du XIXe siècle. Mais dans un fonds qui sommeille au Musée national des beaux-arts du Québec, on découvre de quoi piquer notre curiosité : les œuvres de sa fille Augustine, une artiste visiblement douée, formée aux beaux-arts en Italie.
Illustration 118 – Au XIXe siècle, les jeunes filles « de la bonne société » se faisaient faire une carte-portrait, une mode venue de Paris. Celle-ci a été réalisée pour Augustine vers 1878 par le studio Jules-Ernest Livernois de Québec, alors qu’elle avait 20 ans. Était-ce pour marquer son lancement dans la société mondaine? Musée national des beaux-arts du Québec, collection Jeanne Bourassa.
Qui la connaît? Elle n’a jamais tenu d’exposition, aucun critique n’a jamais évalué ses œuvres ni parlé d’elle. Même parmi sa famille immédiate, père, frères et sœurs, oncles et tantes, neveux et nièces, personne ne semble avoir fait grand cas de son talent. Et pourtant, ses dessins, portraits et paysages manifestent un réel talent.
Voici donc, en cinq temps, l’histoire d’une « remarquable oubliée de la Petite-Nation », Augustine Bourassa.
Augustine voit le jour le 5 juillet 1858 à Montebello, dans le manoir seigneurial qu’a fait ériger à grands frais, quelques années auparavant, son grand-père maternel, Louis-Joseph Papineau, sur le cap Bonsecours. Pour le choix du prénom, sa mère, Azélie Papineau, a voulu honorer son amie de cœur, Augustine D’Arcy, une Franco-Américaine connue à Philadelphie deux ans auparavant, lors d’un séjour médical.
Illustration 119 – Augustine à l’âge de 7 ans. Pastel sur papier, réalisé par son père Napoléon Bourassa vers 1865. Collections Musée national des beaux-arts du Québec, no d’inventaire 1943.55.
Originaire de L’Acadie, son père Napoléon s’apprête à franchir le cap de la trentaine au moment de son mariage, le 17 septembre 1857. Depuis quelques années, il tente de vivre de son art en réalisant des portraits, des bustes, des toiles; ses ambitions artistiques surpassent, et de loin, ses moyens financiers. Azélie, la cadette de Louis-Joseph et de Julie Bruneau, a 23 ans. C’est une jeune femme rêveuse et mélancolique, de santé fragile, qui épanche ses états d’âme vacillants à travers la musique.
Pour la jeune Azélie, ce séduisant jeune homme est un cadeau du ciel pour l’accompagner au chant et au violoncelle, pendant qu’elle s’exécute au piano. Le coup de foudre est immédiat. Il l’est moins pour son père, qui redoute l’insécurité dans laquelle les aléas d’une carrière artistique risquent de plonger le jeune couple.
Illustration 120 – Double portrait des parents d’Augustine, Napoléon Bourassa et Azélie Papineau, réalisé par son père. Huile sur toile,1857-1858, Collections Musée national des beaux-arts du Québec, no d’inventaire 1943.55.215.
Il n’aura pas tort… Pour vivre, la famille devra compter longtemps sur la pension de plus en plus généreuse que le père verse à sa fille, davantage que sur les commandes passées à l’artiste pour des projets de décoration d’églises ou de chapelles. Mais pour l’heure, le jeune couple est tout à son amour, et la naissance d’Augustine sera suivie en l’espace de dix ans de quatre autres enfants : Gustave (1860-1904), Adine (1863-1951), Henriette (1866-1939) et Henri (1868-1952).
La première moitié de l’enfance d’Augustine se déroule dans l’insouciance joyeuse, entre Montebello, où frères et sœurs gambadent l’été dans les grandes pièces lumineuses et les vastes pelouses du manoir de leur grand-père, et Montréal, où la famille occupe des maisons en location tandis que Napoléon s’active dans son atelier de peinture et de sculpture. Mais au début de 1869, alors que la famille vient d’emménager dans une résidence qu’a fait construire Louis-Joseph rue Saint-Denis à Montréal à son intention, le drame frappe. Azélie, dont la santé mentale a été fragilisée par les années de misère ayant suivi la disgrâce politique et l’exil de son père, est en proie à de violentes crises. Elle meurt le 27 mars, emportée soi-disant « par une fièvre cérébrale ».
Exit l’enfance lumineuse d’Augustine. Ravagé par le chagrin, le père confie ses cinq enfants aux soins de sa belle-sœur Ézilda, la sœur aînée d’Azélie, restée célibataire. Tante Ézilda prendra soin de la maisonnée. Très vite, les orphelins reportent leur affection sur cette tante austère, mais attentionnée, qui avait subi un arrêt de croissance à la suite d’une maladie enfantine.
Illustration 121 – Augustine photographiée à l’âge de trois ans en compagnie de sa tante Ézilda, laquelle prendra la relève de sa mère après le décès de celle-ci, en 1869. Photo William Notman, Miss Ézilda Papineau and her niece Augustine Bourassa, Montreal, QC, 1861. Musée McCord, no d’objet I-856.1.
Après la fin de ses études secondaires chez les Sœurs de la Présentation de Marie, à Saint-Hyacinthe, Augustine revient vivre à Montréal, visitant occasionnellement son oncle Amédée, maintenant installé dans le manoir à Montebello. À la suite du décès de Louis-Joseph, en 1871, la seigneurie est scindée en deux : la part d’Amédée est appelée « seigneurie Papineau », tandis que l’autre moitié, la part des enfants d’Azélie, est appelée « seigneurie de la Petite-Nation ». Leur père Napoléon agit comme régisseur pour gérer et faire fructifier ce bien en leur nom.
Le 6 septembre 1884, à l’âge de 26 ans, Augustine est à l’aube d’une grande aventure. Elle s’embarque au port de Québec sur le steamer Polynesian de la compagnie Allan Line, à destination de Liverpool. Elle et sa sœur Adine, de cinq ans sa cadette, accompagnent leur frère Gustave, 24 ans, ordonné prêtre un mois plus tôt, qui va parfaire dans la Ville éternelle sa formation en droit canonique. L’oncle Amédée Papineau écrit dans son journal :
6 septembre 1884. Aujourd’hui partent de Québec, sur le vapeur Polynesian mon neveu le rév. Messire Gustave Bourassa et deux de ses sœurs, Augustine et Adine, pour un séjour de trois années en Europe, lui au Collège français de la Propagande[1], pour y compléter ses études théologiques; elles, s’instruire aussi dans des pensionnats. Dans les vacances, ils parcourront tous trois les pays d’Europe. Excellent plan d’éducation. Leur père les accompagne jusqu’à Rimouski[2].
[1] Dans son journal, Amédée mentionne ici le Collège de la propagation de la foi, dit « de la propagande », alors qu’au retour du jeune prêtre, il écrira plutôt qu’il a fréquenté le Séminaire français, ce qui semble bel et bien avoir été le cas.
[2] Georges Aubin, Renée Blanchet, Amédée Papineau, Journal, 1881-1902, publié par Aubin-Blanchet, recherches historiques, 2020, p. 113. En ligne dans BAnQ numérique.
Illustration 122 – Le Polynesian était un navire à vapeur d’un tonnage de 4 500 tonnes effectuant une liaison estivale entre Québec et Liverpool toutes les deux semaines, sous les ordres du capitaine Robert Brown. Les passagers de première classe déboursaient entre 70 ou 80 $ pour une cabine, selon le degré de confort souhaité. La traversée n’était pas de tout repos : malgré la robustesse du navire, on le surnommait le « Rolling Polly », tant la moindre petite vague entraînait tangage et roulis. Photo tirée du site The Allan Line, Clyde River and Firth Ships and Steamers.
Réalisant à sa manière son « Grand Tour », ce voyage qu’accomplissaient les jeunes gens de la haute société pour parfaire leur éducation culturelle et s’imbiber des grands idéaux humanistes, Augustine, libérée des contraintes familiales, ressent avec puissance l’appel de l’art. On sait que son père l’avait initiée aux techniques du dessin lorsqu’elle avait 15 ans. Mais restée seule avec son frère après le départ d’Adine pour Montréal, l’année suivante, Augustine s’inscrit à des cours professionnels de dessin auprès d’un maître, à Rome.
Elle explore la ville et ses merveilles picturales et architecturales héritées de l’Antiquité romaine et de la Renaissance et du Baroque – comme son père l’avait fait entre 1852 et 1855 lors de son propre séjour sur le Vieux Continent–, pour se « faire l’œil ». À l’atelier de son maître, elle travaille à reproduire des sculptures antiques d’après des plâtres.
Illustration 123 – Torse masculin de dos, étude d’après le plâtre réalisée par Augustine Bourassa au fusain et craie sur papier. Collection MNBAQ, no 1979.71
Durant les vacances estivales de son frère Gustave, tous deux partent explorer d’autres grandes villes d’art européennes, qui les séduisent. Rentrés au début de l’automne 1887, notamment pour assister au mariage de leur sœur Henriette avec l’avocat Hector Chauvin, « […] ils regretteront toujours la Ville éternelle, où ils ont tant joui, outre leurs petites excursions, l’été, à Naples, Florence, en Suisse, sur le Rhin, etc.[1] », écrit de nouveau l’oncle Amédée.
[1] Idem, entrée du 10 octobre 1887, p. 169.
Illustration 124 – Frontispice d’une enveloppe adressée « Alla Distintissima Signorina Bourassa », alors qu’elle séjourne dans une pension de famille, au numéro 22 de la Via Babbuino, en plein cœur du « centro storico » de Rome. Archives personnelles de Jeanne Bourassa.
Tout porte à croire qu’Augustine, après avoir vécu trois années dans le faste culturel qu’offre l’Europe, a du mal à réintégrer la vie « ordinaire » de Montréal, de même que celle de Montebello, qui offre peu d’attraits à ses yeux. Aussi, lorsqu’un projet se forme l’été suivant de retraverser l’Atlantique avec son père et sa sœur Adine, laquelle, « à la suite d’un choc émotif, souffre d’un ébranlement nerveux[1] », elle saute sur l’occasion. « Après un traitement médical à Paris, un séjour dans le midi à Hyères, la guérison est complète, et l’heureux père a la joie d’accompagner ses filles en Italie – de revoir Rome et Florence[2]. »
Un an plus tard, soit le 18 juillet 1889, Napoléon embarque à bord du Vancouver dans le port de Liverpool. Il écrit à un ami : « Je reviens seul, ayant laissé mes filles [Augustine et Adine] sur les côtes de Bretagne, faire une saison de bains qui nous paraissait devoir être là plus agréable et plus avantageuse que dans les eaux glacées de la Malbaie[3]. »
[1] Anne Bourassa, Napoléon Bourassa : 1827-1916, un artiste canadien-français, p. 35.
[2] Idem.
[3] Lettres de Napoléon Bourassa à ses filles
Illustration 125 – Le regard un rien frondeur, un sourire flottant sur les lèvres, Augustine donne l’image d’une jeune fille curieuse et confiante en la vie. Photo, collection de la Société historique Louis-Joseph-Papineau.
On ne sait pas quand les deux sœurs reviennent au Québec. Quelques mois ou un an plus tard? On sait qu’en 1891, Augustine séjourne quelques mois avec son père chez leurs cousins Dessaules à Saint-Hyacinthe, alors que Napoléon travaille à un cycle de peintures sur la vie de saint Hyacinthe destinées à la décoration de la cathédrale de la ville. Deux ans plus tard, on retrouve trace d’Augustine dans le journal d’Amédée : « 24 juillet 1893 : Arrivée ce soir de nièce Augustine, maladive, dyspeptique, opérée des yeux, etc. Pauvre enfant, l’aînée des Bourassa. »
Décidément, le climat canadien en cette fin du XIXe siècle ne semble guère lui convenir. Elle approche de la quarantaine et elle ne manifeste – pour ce qu’on en sait – aucun intérêt à rechercher « l’âme sœur ». La chère tante Ézilda est décédée en 1894, Adine, célibataire également, s’occupe avec zèle de leur père qui prend de l’âge, Gustave mène une brillante carrière en tant que secrétaire de l’Université Laval, Henriette commence sa famille, et le cadet Henri, sa majorité atteinte, veille aux intérêts de la seigneurie et s’intéresse de plus en plus à la politique (avant de fonder le quotidien Le Devoir en 1910, il sera maire de Montebello puis de Papineauville et député sur la scène fédérale et provinciale).
Aussi, n’est-il pas étonnant d’apprendre qu’elle repart en 1897 pour l’Italie, seule cette fois, déterminée à y faire un long séjour. C’est durant cette période, qui s’échelonnera jusqu’en 1912, qu’elle se donnera à fond à son amour des beaux-arts et à sa pratique artistique. Elle suit des cours d’histoire de l’art, assiste à des conférences sur l’architecture religieuse, l’archéologie, la peinture, la sculpture. Elle voyage pour aller admirer les artistes qu’elle vénère, à Bologne, à Florence, à Vérone, à Ravenne et à Venise (notamment pour les mosaïques anciennes qu’on y trouve), mais aussi en France, en Suisse, en Allemagne et aux Pays-Bas.
Illustration 126 – Durant la quinzaine d’années qu’elle passe en Europe, Augustine entretient des relations avec divers correspondants, leur suggérant des visites de lieux, des pensions familiales où séjourner. C’est ce qu’on constate à travers les nombreuses cartes postales qu’elle a rapportées, dont celle-ci, qui lui parvient alors qu’elle se trouve à San Gimignano, en Toscane. Archives personnelles de Jeanne Bourassa
Elle fréquente un atelier à Florence, suit les cours des professeurs Lupino, Cavallucci et Conti; elle retranscrit des articles sur les grands peintres italiens, sur la peinture et l’architecture religieuse. Et toujours, elle dessine!
Lorsqu’elle rentre à Montebello, en 1912, alertée par la santé déclinante de son vieux père, elle ramène des malles et des malles de documents : plus de 10 000 photos et cartes postales, mais plus précieux encore, ses notes manuscrites de cours et quelque 150 dessins, des fusains pour la plupart. Certains sont des études de lignes, d’objets, de drapés, de proportions anatomiques, de bras, de têtes, de mains, bref, le genre de croquis que réalise tout étudiant en dessin.
Beaucoup sont des portraits, d’enfants, de jeunes paysannes en coiffes du pays, de vieillards ridés, de moines, d’angelots. Les plus remarquables sont ses paysages, dont plusieurs semblent avoir été faits en Suisse. On y trouve un hameau, un lavoir, une chapelle, des barges le long d’un cours d’eau. Quelques-uns sont marqués « ébauche », agrémentés de commentaires critiques. Est-ce Augustine elle-même qui les a griffonnés ou l’un de ses maîtres?
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Illustrations 127 – Œuvres d’Augustine, pour la plupart des fusains avec rehauts de craie, sur papier. a – Tête de jeune fille; b – vieux paysan; c – paysage hivernal; d – jeune fille; e – lavoir; f – un hameau; g – ruines romaines. Collection Augustine Bourassa, Musée national des beaux-arts du Québec
À son retour, elle s’installe au couvent des Sœurs grises de la Charité à Montebello où elle entrepose ses caisses… et semble les oublier. Après le décès de son père, elle se consacre avec acharnement à deux tâches : assurer la place de Napoléon Bourassa dans l’histoire canadienne-française en tant qu’artiste-peintre, sculpteur, architecte, enseignant et écrivain, et sauvegarder ses œuvres, d’une part, et rassembler documents et artefacts pour documenter la vie et la carrière de son illustre grand-père, Louis-Joseph Papineau, d’autre part.
Pendant 30 ans donc, elle sera une avide collectionneuse, multipliant les démarches pour réunir, y compris en les rachetant, les archives familiales et objets témoignant de la vie quotidienne au manoir de Montebello. Elle recueille, classe, documente et entrepose des milliers d’objets : meubles, livres, photos, lettres, contrats, discours, documents légaux. Cette collection constituera l’essentiel des fonds archivistiques portant sur les familles Papineau et Bourassa aujourd’hui répartis entre Bibliothèque et Archives Canada, les Archives nationales du Québec et la Société historique Louis-Joseph-Papineau.
Et ses œuvres d’art? Ce n’est qu’après son décès, en 1941, que sa nièce Anne (la fille d’Henri) prendra connaissance du contenu des malles récupérées auprès des Sœurs grises. Les œuvres d’Augustine iront d’abord aux Archives nationales du Québec avec toute la documentation sur les Bourassa et les Papineau, avant d’être transférées, étant donné leur contenu artistique, au Musée national des beaux-arts du Québec, où elles seront cataloguées en 1979.
On ne peut éluder la question à savoir pourquoi Augustine a renoncé à poursuivre une véritable carrière artistique. Comme tant d’artistes, dont au premier chef son père, était-elle rongée par le doute quant à la valeur de son don artistique? L’art réalisé par les femmes artistes était, au début du XXe siècle, encore trop souvent considéré comme un passe-temps de riches oisives. Est-ce ainsi qu’elle voyait ses propres réalisations? On sait de même, par sa nièce Anne, qu’elle était méticuleuse à l’excès, dotée d’un tempérament de perfectionniste qui la confinait parfois à la paralysie. Ce désir de vouloir atteindre à tout prix la perfection lui a-t-il coupé les ailes?
Il faudrait creuser davantage son histoire, explorer les fonds d’archive et retourner à la source en Italie pour essayer de comprendre les raisons de ce destin avorté pour celle dont Napoléon disait qu’elle était « la plus apte de ses enfants à juger des choses de l’art[1] ». D’ici là, il reste ces 154 dessins au charme indéniable dormant dans les cartons du Musée des beaux-arts à Québec…
Note de l’auteure – De grands pans de l’existence d’Augustine Bourassa restent dans l’ombre et pourraient faire l’objet de recherches historiques plus poussées, ce qui n’était pas notre but en rédigeant la présente capsule. L’auteure ainsi que la collaboratrice à la recherche tiennent à remercier pour leur aide empressée et les renseignements fournis les personnes suivantes : Georges Aubin, Jeanne Bourassa (petite-nièce d’Augustine), Nicole Hébert, Claire Leblanc et Anne-Marie Sicotte.
Anne Bourassa, Napoléon Bourassa : 1827-1916, un artiste canadien-français, monographie publiée à compte d’auteur, 1968.
Collection Augustine Bourassa, Musée national des beaux-arts du Québec, https://collections.mnbaq.org/fr/artiste/600002888
[1] Anne Bourassa, opus cité, p. 43.