Au fil de l’histoire – Nos gens de parole
Par Marthe Lemery
30 septembre 2024
Avec ses plaines et vallons, ses collines rondes comme le ventre des femmes, ses forêts qui déclinent toutes les nuances du vert, avec ses grandes et petites veines d’eau qui miroitent au soleil, avec ses rangs où s’alignent de vieilles fermes, ses villages pittoresques agglutinés autour du clocher, avec son passé de chasseurs et de pêcheurs des Premières Nations, avec sa population hardie et joyeuse comme les colons venus d’un peu partout pour se tailler, il y a à peine 200 ans, un pays neuf, la MRC de Papineau a de quoi nourrir amplement l’imaginaire de romanciers et de poètes qui sont nés ou ont vécu sur son territoire.
Et ils sont une belle poignée à avoir, par leurs écrits, pioché dans l’histoire de notre si belle région pour en extraire les légendes ou pour chanter les louanges de sa nature généreuse et glorifier ses habitants d’humble souche. Voici, parmi d’autres, notre « groupe des six »!
À la tête de cette poignée d’auteurs se dresse l’ancêtre Albert Ferland. Poète, dessinateur, graphiste et éditeur autodidacte, né à Montréal en 1872, mort en 1943, Albert Ferland a vécu de l’âge de 9 à 14 ans avec sa famille dans le canton de Hartwell sur une terre connexe à celle de ses grands-parents, sur la rive ouest du lac Simon, face à l’île Canard Blanc.
Ces cinq années passées au cœur de la nature laurentienne, à côtoyer le voisin d’en face, Amable Canard Blanc, qui l’initiera à la culture et aux croyances algonquiennes, laisseront une empreinte indélébile dans l’existence du jeune Albert. Il avait projeté d’écrire, à partir des retailles de sa mémoire d’enfance, une courtepointe de poèmes et de récits intitulée Au pays de Canard Blanc. Le projet restera inachevé sur sa table d’écrivain.
C’est poussé par la curiosité quant à l’homme se cachant derrière la rue Albert-Ferland à Chénéville que Jean-Guy Paquin entreprend, avec un collègue, Gaëtan Dostie, de relever les traces du poète tombé dans l’oubli. Les deux auteurs retrouveront, aux archives nationales du Québec, des morceaux épars du manuscrit qu’ils intégreront dans leur anthologie : Albert Ferland, 1872-1943, Du pays de Canard Blanc Wâbininicib au plateau Mont-Royal[1].
[1] Publié aux Écrits des Hautes-Terres, Montpellier, 2003.
Illustration 88 – Albert Ferland, photographié ici en 1919, dans cette nature que le poète aimait tant. Photo : Fonds Albert-Ferland (P5), Ph5-7, Centre de recherche en civilisation canadienne-française, Université d’Ottawa.
Illustration 89 – Une page du manuscrit d’Albert Ferland, qui voulait rassembler ses souvenirs du « pays de Canard Blanc ».
Reproduite dans Albert Ferland, 1872-1943, Du pays de Canard Blanc Wâbininicib au plateau Mont-Royal, des auteurs Jean-Guy Paquin et Gaëtan Dostie.
Dans sa préface, Jean-Guy Paquin écrit à propos de celui qu’il surnomme affectueusement « le poète des arbres » :
« […] le poète se souviendra [de ce coin de pays], en tirera une œuvre. De Montréal, il griffonne, évoque le lac Simon plein d’arbres et d’ours, hanté encore par les derniers chasseurs algonquins, se souvient de l’Amérindien Amable Canard Blanc […] il écrit, sur du papier récupéré de sa table à dessin du ministère des Postes, l’Église du village, la Messe de minuit, la Pointe à Tanis, un Ruisseau du lac Simon, Impressions du lac La Barrière […] le Serpent de la baie Yelle… »
Le contact avec l’œuvre de Ferland a été pour Jean-Guy Paquin un révélateur. Reprenant le fil de la présence des Premières Nations pointant encore ici et là sur leur territoire de la Petite-Nation et des Hautes-Laurentides, l’auteur né à Hull en 1947 et résidant de longue date de la municipalité de Lac-Simon, entreprendra sa propre démarche littéraire au croisement de la poésie, de la recherche archéologique et ethnographique et du récit historique. Grâce à ses ouvrages abondamment illustrés de photos d’archives et richement documentés, cet auteur nous redonne la fierté de notre passé en jetant un nouvel éclairage sur notre patrimoine, vu par la lorgnette d’un humaniste. Il relève, en particulier, l’héritage des Premières Nations qui occupaient le territoire bien avant l’arrivée des explorateurs français, et qui ont contribué au côté des premiers colons a façonné notre seigneurie, sans qu’on les nomme.
Illustration 90 – Jean-Guy Paquin, au moment du lancement de son plus récent ouvrage. Photo de l’auteur.
Illustration 91 – Il est resté quelque chose de la mer, extrait. Site Web Weskarini.ca
En moins de 20 ans, Jean-Guy Paquin a composé une véritable ode à l’ancien territoire des Weskarinis en publiant successivement Le pays de Canard Blanc (2004), Au pays des Weskarinis (2014), Un endroit appelé le premier côté du monde (2020) et Il est resté quelque chose de la mer (2022)[1]. Ces ouvrages forment une mosaïque impressionnante, qui donne à notre région les couleurs d’un pays de légende, avec ses personnages plus grands que nature, ses toponymes énigmatiques, ses lieux hantés. Il n’y a pas plus belle introduction à l’histoire de notre MRC que ces ouvrages écrits avec le cœur, poétiques de forme, d’une lecture qui coule comme eau au printemps.
[1] Tous ces ouvrages ont été publiés par sa propre maison d’édition, Jean-Guy Paquin éditeur, collection Outaouais, sauf le premier, publié aux Écrits des Hautes-Terres mais réédité par Jean-Guy Paquin éditeur. Les deux premiers titres sont épuisés, les deux autres peuvent être achetés directement auprès de l’auteur à Weskarini.ca. Tous peuvent être empruntés auprès des bibliothèques de la MRC.
Dans ses écrits, Jean-Guy Paquin évoque à l’occasion la figure de Jean-Paul Filion – né en 1927 à Notre-Dame-de-la-Paix, élevé à Saint-André-Avellin et décédé à Québec en 2010 –, qu’il qualifie de « plus grand artiste de la Petite-Nation »[1]. Fils de « Poléon le noir », violoneux réputé dans la Petite-Nation des années 1930, Jean-Paul a laissé sa marque dans la francophonie canadienne comme auteur-compositeur de la chanson incontournable du temps des Fêtes, La parenté. Mais plus encore que sa (courte) carrière dans la chanson entamée dans les années 1950, c’est son œuvre littéraire et poétique qui scellera sa réputation.
Dans le premier de trois romans autobiographiques, Saint-André-Avellin, le premier côté du monde[2], Jean-Paul Filion revisite son enfance dans son pays natal, terme entendu ici dans le sens paysan de village. « […] Cette suite de récits que j’ai envie d’écrire sur le premier côté du monde qui m’appartient, tiendra à la fois de la chronique, de l’autobiographie, du roman, du conte et du récit » écrit-il d’emblée à son frère Marcel, lequel fut, enfant, son complice et adulte, son confident, dans la première des lettres qu’il lui adresse et qui ponctuent son roman.
Avec son livre, l’auteur recrée le quotidien du village et de ses habitants entre 1936 et 1941, tel que perçu par le regard malicieux mais extrêmement lucide d’un enfant. Ce vécu, écrit-il, est celui « qui façonne et qui varge »… comme bien des histoires qui se passaient dans nos campagnes et qu’on taisait. Le livre se referme pourtant sur une lumière, celle de l’envol et de l’espoir, alors que le jeune adolescent délaisse son « ciel d’origine » pour aller étudier à Montréal :
Passé le cimetière en prenant le rang des Quatorze vers Papineauville, je sentis des grands coups dans ma poitrine. […] Après le rang de la Petite Herse, le rang de la Grande Herse et celui de la R’nouche, après le Portage et le Pic Dur, je sautai la clôture de mon premier côté du monde et admirai la grande rivière Outaouais pleine de lumière à craquer.
[1] Dans son livre Le pays de Canard Blanc, p. 112.
[2] Paru chez Leméac dans la collection Roman québécois en 1975, disponible dans certaines librairies et en bibliothèque.
Illustration 92 – Jean-Paul Filion a commencé sa trilogie autobiographique avec Saint-André-Avellin, le premier côté du monde, paru en 1975. Photo, Pierre Filion pour Leméac.
Ce n’est pas par hasard si Jean-Paul Filion signe la préface du roman graphique de l’auteur avellinois Christian Quesnel, Cœurs d’argile[1], paru en 2011. Ce récit parle de la vieille demeure bourgeoise acquise par le bédéiste dans les années 1990 en plein cœur du village de Saint-André-Avellin, là où la rue principale bifurque abruptement après l’intersection avec le rang Sainte-Julie est, et qui se trouvait de biais avec la maison familiale où Filion a passé son enfance. (Maison qui fut d’ailleurs longtemps abandonnée et qui est tombée, hélas, sous le pic des démolisseurs en 2023. Mais ça c’est une autre histoire…)
Cœurs d’argile retrace le passé de la « maison Quesnel », du nom du riche marchand Lionel Quesnel qui la fit construire en 1931-1932 pour héberger son grand amour, Hélène Séguin, et les enfants nés de cette union. Intrigué par la maison qu’il venait d’acquérir, par les résonances d’un drame ancien qui imprégnaient encore les murs, Christian Quesnel (né en 1971 à Saint-Pierre-de-Wakefield mais n’ayant aucun lien direct de parenté avec les Quesnel de la Petite-Nation) s’est livré à une enquête de limier pour sonder l’âme de la maison et interroger ses fantômes, alors que lui-même prenait possession du lieu.
[1] Publié par le studio coopératif Premières lignes, 72 pages couleur.
Illustration 93 – Le bédéiste Christian Quesnel est sans nul doute l’écrivain le plus célèbre à habiter dans la Petite-Nation. Sa réputation, qui ne cesse de grandir d’album en album, rejoint la communauté internationale des amateurs de romans graphiques. Photo Dominik Gravel, La Presse, 18 novembre 2023.
Illustration 94a et 94b – La page couverture des romans Cœurs d’argile et Vengeance primitive, tous deux plantés dans le décor de la Petite-Nation.
Ce roman marque un tournant dans l’œuvre du bédéiste, puisqu’il « installe un ton, un type de narration et de mise en page, une ambiance quasi fantasmagorique ainsi qu’une esthétique qui deviendront sa signature pour la décennie à venir »[1]. Et c’est à partir de Cœurs d’argile que le bédéiste avellinois connaîtra, d’album en album, un succès critique et populaire grandissant, qui lui vaut aujourd’hui d’être une véritable star dans la communauté bédéiste internationale.
[1] Christian Quesnel, Wikipédia, consulté en ligne le 24 septembre 2024.
Soulignons également un autre roman graphique de Quesnel campé dans le décor de la Petite-Nation, Vengeance primitive[2], la transposition en images d’un conte sur le loup-garou de Duhamel écrit par le journaliste Louvigny de Montigny en 1898, et contextualisé par le bédéiste à l’époque moderne.
[2] Éditeur Moelle graphik, 2020, 64 pages.
Jacques Lamarche, auteur prolifique, conférencier, éditeur, né à Montréal en 1922, décédé à Saint-André-Avellin en 2006, a été une figure incontournable dans la Petite-Nation où il s’installe au début des années 1970. Lui aussi avait fouillé le répertoire des contes et légendes locales pour s’en inspirer. En 1988, il publie aux éditions Asticou, de Hull, ses Contes et légendes de la Petite-Nation, édition depuis longtemps épuisée mais qu’on peut lire en ligne grâce à la numérisation qu’en a faite Bibliothèque et Archives nationales du Québec[1].
[1] https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2406248
Illustration 95 – Véritable touche à tout, Jacques Lamarche a abondamment écrit sur la Petite-Nation, aussi bien des monographies sur les caisses populaires de la région, le Château Montebello, les Papineau, etc., que des œuvres romanesques. Photo Germain Pilon, 1990, sur le site du Musée des pionniers de Saint-André-Avellin.
Illustration 96 – Couverture du deuxième tome de la saga Les Montagnes noires.
Dans son ouvrage, il présente 12 légendes qui donnent une dimension quasi mythologique aux lieux emblématiques de la Petite-Nation, les chutes de Plaisance, sa grande presqu’île, le lieu de sépulture dit Chipaye à Fassett, le grand lac Simon, et ses deux rivières nourricières, l’Outaouais et la Petite Nation. Environ la moitié des récits puise dans la tradition orale des tribus algonquiennes qui sillonnaient la Petite-Nation depuis des millénaires, tandis que l’autre moitié fait son lit des anecdotes et des on-dit sur les premiers habitants de la seigneurie, grands et petits seigneurs, marchands écossais, curés et colons confondus.
Jacques Lamarche avait également fait paraître aux éditions Pierre Tisseyre une saga historique intitulée Les Montagnes noires en deux tomes (Les Feudataires, 1982, et Les Cristalliers, 1983) sur le peuplement de la seigneurie de la Petite-Nation dans la première moitié du XIXe siècle. Cette grande fresque s’abreuve autant aux intrigues politiques et religieuses ayant cours à l’époque, qu’à l’héroïsme quotidien dont faisaient preuve les familles des premiers colons pour s’accrocher à la terre en dépit de leur misérable condition.
Claude Lamarche, a partagé avec son père, Jacques, et sa mère Michelle Deguire, un amour inconditionnel pour la Petite-Nation, ses gens, ses paysages. Et c’est principalement dans son blogue, Laisser des traces, qu’elle nous offre parmi les plus belles pages jamais écrites sur notre région. Même si sa plume a surtout été au service de l’enseignement, de reportages écrits notamment pour La Terre de chez nous, de la rédaction de monographies, elle a tout de même rédigé une trilogie romancée sur ses origines irlandaises, du côté de sa mère : Les Têtes rousses (2011), les Têtes bouclées (2015), et Héritages, les Têtes dures (2019)[1].
[1] Le premier et le deuxième tome ont été publiés chez Vents d’ouest, le troisième en autoédition (Elleffe). On peut se les procurer au Centre d’action culturelle de la MRC, ou auprès de l’auteure en version numérique.
Illustration 97 – Claude Lamarche exprime dans son blogue Laisser des traces, son amour inconditionnel pour « sa » Petite-Nation.
Illustration 98 – La page couverture du roman Héritages, les Têtes dures, qui se déroule en grande partie sur le territoire de la Petite-Nation.
C’est dans ce dernier tome, en bonne partie autofictionnel, que sa famille découvre la Petite-Nation, d’abord en villégiature dans la baie de l’Ours à partir de 1956, avant de s’installer pour de bon sur les rives du lac Simon, en 1970. Alors à l’aube de la vingtaine, Claude s’accomplira, aimera, égrènera les saisons et les années dans notre région de montagnes et de rivières qu’elle aime tant. Elle y est toujours.
Pour le 350e anniversaire de la seigneurie, elle a su trouver les mots et rassembler les émotions pour composer une hymne à son village d’adoption, Notre-Dame-de-la-Paix. Il y a 350 ans, j’étais là mais pas encore nommée traduit avec éloquence ce sentiment d’appartenance envers notre territoire qui nous anime, quel que soit le village de la MRC Papineau où nous habitons…